Manifeste pour l’émergence d’une filière de la Donnée

Manifeste

L’émergence d’une filière française et européenne de la donnée, par nature pluridisciplinaire et s’extrayant de la seule dimension technologique, est nécessaire afin de rétablir un certain équilibre face aux titans américains et asiatiques. Leur avance est considérable, mais rattrapable. Voici notre constat et nos propositions.

PRÉAMBULE

Plus de 70 ans d’informatisation depuis Alan Turing n’ont que peu préparé nos économies et nos sociétés au déluge de données que l’avènement d’un internet grand public a rendu inéluctable.

Depuis le tournant du siècle, tous les secteurs d’activité, tous les pans de nos vies jusqu’aux plus privés ont été submergés. La digitalisation intervient désormais dans les dispositions les plus humaines qui soient : la connaissance, voire – selon certains – l’intelligence. Une telle mutation, pour réussir en respectant les valeurs humanistes chères à notre histoire et à notre civilisation, exige une mobilisation sans précédent des données.

Celle-ci doit s’appuyer sur de réelles expertises et sur une solide éthique de l’ensemble des acteurs, qu’ils soient producteurs, consommateurs, agrégateurs, revendeurs, plateformes… L’émergence d’une filière française et européenne de la donnée, par nature pluridisciplinaire et s’extrayant de la seule dimension technologique, est nécessaire afin de rétablir un certain équilibre face aux titans américains et asiatiques. Leur avance est considérable, mai rattrapable.

Voici notre constat et nos propositions.

 
 

  1. DE LA DONNÉE, SUBSTANCE DU NUMÉRIQUE

Notre société est numérique. Numérique au sens d’informatiquecar les machines sont partout. La généralisation d’une informatique individuelle (de l’ordinateur aux plus récents « objets connectés » que certains qualifient d’« intelligents ») a, initialement, permis l’émergence d’une info-sphère. Renforcées par l’Internet des objets (en anglais « Internet of Thing » ou « IoT »), les machines constituent aujourd’hui des systèmes réactifs, voire prédictifs ; même certaines formes de création ne leur échappent plus.

Numérique aussi par le nombre, puisque c’est pour faire face aux disproportions de notre monde (population, villes, marchandises, réseaux, informations…) que nous faisons davantage appel aux machines. Celles-ci nous permettent de décupler nos capacités pour produire et administrer à plus grande échelle – peut-être même à gérer les Communs* que le défi écologique actuel nous appelle à appréhender d’urgence. (*choses à l’usage de tous – ressources naturelles, culturelles…)

Cette capacité ne peut être atteinte que si les machines – et ceux qui les emploient – peuvent s’appuyer sur une mobilisation inédite de la donnée. Car, pour être réellement « intelligente », l’IA** doit utiliser des données en quantité, mais surtout en qualité et contextualisées. (**Intelligence Artificielle)

 
 

  1. DE LA DONNÉE COMME ENJEU ÉCONOMIQUE ET POLITIQUE

Sur le terrain économique, la donnée est un atout. Elle permet aux organisations d’améliorer leur performance (rationalisation des tâches, connaissance clients, etc.). Elle est aussi source de valeur (nouveaux usages, notamment avec les Bots et l’IA) et permet l’émergence de nouveaux modèles économiques plus ou moins intermédiés (plateformes, économie du partage grâce à la BlockChain, etc.). La donnée s’est transformée en or numérique, que les entreprises s’approprient, s’échangent où se revendent. Pour l’avoir compris avant les autres, certains acteurs ont détrôné d’anciennes puissances économiques. Au moment où nous écrivons ces lignes, sept des dix plus grosses capitalisations mondiales sont issues de ce renversement, et les deux premières d’entre elles dépassent, chacune, 1 000 milliards de dollars (Apple et Amazon).

Sur le terrain politique, l’importance vitale de la donnée et de sa propriété n’a pas échappé aux législateurs. Ainsi la donnée est le pilier de nombreuses réglementations, parfois à portée extraterritoriale, soulignant les intérêts souverains s’y rattachant.

La donnée est même devenue un objet du débat public, comme en témoignent la médiatisation du RGPD ou le souhait, exprimé par les députés français, en juillet 2018, d’inscrire la protection des données personnelles dans la Constitution, parmi la liste des matières relevant du monopole de la loi.

Sur le terrain philosophique, enfin, nombreux sont les écrivains et journalistes à soulever les questions éthiques que pose l’usage immodéré des données pour gérer, administrer ou vendre.

Ce sont là des indices de reconquête de ce sujet, dont tout le monde comprend aujourd’hui que sa régulation façonnera les droits et libertés de demain.

 
 

  1. DE LA DIMENSION ÉTHIQUE DE LA DONNÉE

Perçue comme un « bien », la donnée est aussi un « lien ». Assertion d’autant plus vraie quand elle concerne des informations personnelles. C’est la confiance que les humains auront dans les technologies, et dans les entreprises et administrations qui les manipulent, qui sera une clef de succès, et évitera – pour reprendre les mots de Rabelais – qu’une « science sans conscience » ne soit « que ruine de l’âme ». Cette confiance exige le respect d’une éthique aussi bien dans la captation que dans les usages de la donnée. Il nous faut comprendre que les données peuvent être biaisées dans le contexte de leur création, que leur traitement peut être orienté, que leur usage peut être détourné, et que les résultats qui en sont le fruit peuvent être manipulés.

Ces biais cognitifs ou culturels sont autant de freins, voire de risques, et sont encore largement sous-estimés. L’illusion que les algorithmes sont des Dei Ex Machina est vive. Il faut remettre l’humain en leur centretandis que chaque téléphone, chaque enceinte connectée introduit au sein de nos foyers les IA les plus puissantes. Tout comme la machine, la donnée doit être au service de l’Humanité.

 
 

  1. DE LA NÉCESSAIRE PROFESSIONNALISATION AUTOUR DE LA DONNÉE

La compréhension des enjeux, puis la création de valeur, passe par la promotion de métiers dédiés à la donnée : directeur des données (Chief Data Officers ou CDO), expert en cybersécurité, Délégué à la Protection des Données (Data Protection Officers ou DPO)… La donnée ne sera toutefois pas l’apanage de ces seuls professionnels, mais sera bien l’affaire de tous. Il faut donc structurer un double mouvement : celui de la création de métiers dédiés et celui de la prise en compte d’une « dimension Donnée » pour tous les métiers, tous les utilisateurs … Si la donnée est de la responsabilité de tous, les professionnels dédiés agiront alors en « éclaireurs » dans cette indispensable transformation.

Groupes de travail, think tanks, peu importent les moyens, les professionnels de la donnée, mais aussi ceux de tous horizons(commerciaux, responsables marketing, RH, juristes, agents des administrations centrales ou des collectivités territoriales et locales, intellectuels, journalistes, philosophes, économètres et universitaires, etc.) doivent se rassembler. Tous doivent unir leurs efforts en s’intéressant aux usages de la donnée, avec pour objectif de dégager des normes, des pratiques et standards. C’est une véritable filière d’excellence de la donnée qu’il faut faire émerger, rassemblant le secteur privé et le secteur public.

 
 

  1. DE L’URGENCE D’AGIR

Ce mouvement de professionnalisation autour de la donnée, mais aussi son corollaire dans la société en termes d’éducation, sera un facteur d’influence, gage de pérennité et d’indépendance. Pour nos économies et nos entreprises, ce sera également une source d’emplois. Des emplois pour l’avenir, le nôtre et celui des générations futures. Si l’ensemble des acteurs investissent la donnée, s’ils en font, enfin, le pivot des transformations de notre siècle digital, alors nos licornes prochaines changeront les règles du jeu et les titans d’aujourd’hui – GAFAM***, BATX****, NATU***** – seront bousculés par les olympiens français et européens à venir. 

Les universités et les grandes écoles sont attendues pour structurer la formation de ces professionnels du 21ème siècle. (*** Google-Amazon-Facebook-Microsoft ; **** Baidu- Alibaba-Tencent-Xiaom ; ***** Netflix-Airbnb-Tesla-Uber).

 
 

SIGNATAIRES

  • Matthieu Bourgeois, Avocat, spécialiste en Droit des nouvelles technologies
  • Carole Chartier, Juriste Nouvelles technologies
  • Caroline Fauveau, Compliance Officer
  • Marine Frouard, Juriste, expert en Protection des données à caractère personnel
  • Sara Gomes da Silva, Juriste Digital & Propriété intellectuelle
  • Benjamin Gougerot, Spécialiste de la transformation digitale
  • Marie-Charlotte Grasset, Responsable Juridique Digital et Data
  • Jérôme Loncelle, Expert Data et IA
  • Denis Pélanchon, Cybersécurité et Computer Forensics
  • Franck Régnier-Pécastaing, Conseil expert en Gouvernance des Données
  • Christophe Richard, Médecin
  • Arnaud Tanguy, Directeur de la Sécurité

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